Accueil > Marcher avec ... > Académie d’Agriculture de France > Cultiver le carbone doit trouver ses modalités et financements

Après la proposition de règlement européen

Cultiver le carbone doit trouver ses modalités et financements

Accompagner l’élaboration des actes délégués

vendredi 20 janvier 2023, par André-Jean

Dans les conclusions qu’il a tiré de la séance plénière organisée à l’Académie d’agriculture de France, le 11 janvier 2023 après-midi, Jean Jouzel, climatologue, prix Nobel de la paix avec le GIEC, rappelait que l’absorption et la retenue du carbone dans les sols et les produits de la photosynthèse ne sont ni un jeu ni une option vis à vis des menaces d’un réchauffement climatique excessif. Il faut y parvenir insiste Jean Jouzel, sous peine sinon de n’atteindre ni les objectifs de l’Accord de Paris de 2015, ni ceux fixés par la Commission et les États européens pour 2050. Il faut donc trouver les politiques publiques et les prix qui permettent de mobiliser les agriculteurs et les forestiers sur des potentiels de capture et stockage bien identifiés par les équipes scientifiques et notamment celles de l’INRAE. Comment avancer ? L’élaboration de modèles technico-économiques pourrait-elle aider ? La proposition de règlement européen déposée le 30 novembre 2022, établissant un cadre de certification de l’union pour les absorptions de carbone, incite à y contribuer.

Sommaire

Contexte et délimitation du propos

Cet article prolonge en quelque sorte un article préparé pour une présentation au CGAAER [1] en 2018 : Cultiver le CO2 pourrait-il être financé ?.

AAF — séance du 11 janvier 2023
Capture et séquestration de carbone par les agriculteurs — Peut-on et comment les contractualiser, les rétribuer ?

Il dérive également d’interrogations issues de la séance plénière organisée le 11 janvier 2023 à l’Académie d’Agriculture de France (AAF) sur Capture et séquestration du carbone par les agriculteurs - Peut-on et comment les contractualiser, les rétribuer ? La chaine Youtube de l’AAF permet de visionner cette séance.

Label bas carbone
Jean Sevestre-Giraud, Direction générale énergie climat, ministère de la transition écologique
Proposition de la Commission de règlement pour un cadre de certification d’absorption carbone
Florian Claeys, DG CLIMA, Commission européenne.

Trois documents la complètent [2].
Des présentations et des propos échangés lors de la table ronde, retenons que :

  • la capture et la séquestration du carbone dans la biomasse et la gestion de l’occupation des sols est une préoccupation déjà ancienne, années 1980-1990 ;
  • les critères qui ont accompagné l’émergence du marché de crédits carbone volontaires dans les domaines de l’énergie et des plantations forestières datent de cette époque : additionalité, mesurabilité et permanence des émissions évitées, certification des émissions évitées, unicité des crédits carbone délivrés, ultérieurement ces critères ont été précisés et figés par l’ONU dans le cadre de l’accord de Kyoto ;
  • la capture et la séquestration de carbone par des pratiques agricoles est effectivement possible, elle est en parti déjà mis en œuvre et elle peut représenter parfois des quantités significatives, et ceci d’autant plus qu’elle comporte parfois des co-bénéfices comme une amélioration de la fertilité des sols ;
  • mais elle est essentiellement provisoire et il semble très difficile pour des projets agricoles de satisfaire l’ensemble des critères exigés pour des crédits carbone volontaires ;
  • la durée de séquestration dépend de façon décisive des revenus attendus par les agriculteurs en fonction de leurs choix de spéculation à court et moyen terme ;
  • ainsi, la quantité et la durée d’une telle séquestration dans les sols ou les produits de la biomasse dépendra fortement du différentiel de rémunération dans la durée des pratiques permettant cette séquestration, avec les revenus espérés par des cultures alternatives.

Il faut donc exclure de compter les quantités de carbone séquestrées par certaines pratiques agricoles comme intangibles. Mais, il convient cependant de rappeler qu’une réduction, même limitée dans le temps, de la quantité de CO2 (dioxyde de carbone) présent dans l’atmosphère contribue à limiter les conséquences de ce gaz à effet de serre et à retarder d’autant le réchauffement climatique induit. C’est le sens que l’on peut donner aux propos de Jean JOUZEL en conclusion de la séance à l’AAF. Autrement dit, il appelle à trouver les méthodes et moyens de déployer à grande échelle les projets de séquestration agricoles même si la plupart n’entreront pas dans les critères actuels des crédits carbone volontaires. Les questions qui peuvent se poser alors sont :

  • Est-il possible d’apprécier, de valoriser, l’avantage d’un retard, même limité dans le temps, de la présence d’une quantité donnée de CO2 dans l’atmosphère ?
  • Peut-on mettre en regard les coûts des pratiques agricoles permettant d’assurer la séquestration correspondante pendant la même durée de temps ?
  • Ne s’agit-il pas là d’un problème classique de calcul économique avec actualisation pour prendre en compte les décalages temporels ?

Une optimisation économique aiderait à structurer le champ de réflexion. Elle n’en serait pas moins trop simpliste. Les incertitudes concernant les récoltes et les revenus agricoles sont bien trop vastes pour se satisfaire de ce seul outil. Le champ des choix agronomiques ne l’est pas moins et d’autant plus que, on l’a vu plus haut, des co-bénéfices peuvent résulter de pratiques qui contribuent à séquestrer du carbone (humus et fertilité des sols, enrichissement des sols en azote, utilisation des auxiliaires de protection des cultures par un accroissement des biodiversités, etc.). Il ne peut s’agir de les ignorer, mais permettre de dégager des estimations de coûts acceptables pour des pratiques de séquestration agricole demandera de limiter la prise en compte aux seuls co-bénéfices chiffrables.
De même, une massification des pratiques demanderait que la certification des quantités et durées séquestrées s’obtienne à moindre coût pour l’ensemble des projets. Cet objectif écarte probablement une certification mesurée sur place, avec déplacements périodiques d’un certificateur, analyses de sols et mesures de biomasse : trop couteuse. Des mesures de surface depuis le ciel (photos aériennes, drones, satellite), pluri-annuelles, automatisées, complétées par une accumulation de données de terrain et de mesures liées aux divers itinéraires techniques ne fourniraient-elle pas une connaissance statistique sur les quantités de carbone séquestrées à la fois meilleure et moins coûteuse ?
Déjà vaste, le chantier pourrait sans doute être élargi à certaines pratiques forestières limitées dans le temps. Pour le baliser, il paraît possible de positionner quelques repères économiques.

Retour au sommaire

Balises pour un paysage économique autour de la capture et séquestration du carbone en agriculture et foresterie en Europe.

Les écarts observés entre les divers prix des crédits carbone, en fait crédit de la tonne de CO2eq montrent l’immaturité de l’économie du carbone : seuls existent des marchés limités, régionaux, ou thématiques. Il n’est cependant pas sans intérêt de repérer ces échanges et leurs dynamiques car ils encadrent le domaine dans lequel des projets agricoles de séquestration pourront éventuellement trouver des financements.

Le marché le plus ancien, vaste et mature est sans aucun doute le système d’échange de quotas d’émission de gaz à effet de serre européen [3]. Le quota d’émission correspond à la réduction d’une tonne de CO2eq. Son prix actuel oscille entre 80 et 90 euros.
Un marché d’échange de quota fonctionne également en Californie. Le prix du quota s’y élève à 30 dollars.
D’autres marchés similaires sont ou se mettent en place. Il en existe notamment en Chine à 8 $ actuellement.

Des "crédits carbone" ou "carbon offset" avec des critères mentionnés plus haut (additionalité, mesurabilité et permanence, certification des émissions évitées, unicité des crédits carbone délivrés) ont été créés à la fin du 20ème siècle. Ils répondent à une demande des entreprises de "compenser" leurs émissions de gaz à effet de serre résiduelles et à pouvoir communiquer sur une orientation responsable et cohérente avec les objectifs de décarbonations. Des marchés internationaux de crédits volontaires se sont ainsi progressivement développés avec un taux de croissance très élevé de l’ordre d’un doublement chaque année actuellement. Ces marchés ont été un temps abondés par les dispositifs prévus dans le cadre de l’accord de Kyoto : MDP (modes de développement propre) ou MOC (mise en œuvre conjointe). Leur codification a été renforcée par l’ONU (CCNUCC). Carbon Credits fournit en temps réel les prix sur ces divers marchés. Ils se situent actuellement à moins de 3 $.

Les premiers projets bénéficiant en France du label bas carbone commencent à trouver des financements. Une obligation législative impose aux compagnies aériennes de compenser en France et en Europe, les émissions de CO2 émis lors des vols intérieurs. Toutefois, le prix de ces « réductions d’émissions » est limité à 40 €/t de dioxyde de carbone [4] alors même que l’estimation des coûts pour certains projets atteint facilement le double.

Repère important dans ce paysage, le rapport Quinet établi en 2019 sous l’égide de France Stratégie et qui propose un itinéraire temporel de prix tutélaire pour la suppression d’une tonne de CO2eq[La valeur de l’action pour le climat. A l’horizon 2030, le prix indiqué dans le rapport est de 250 €/tonne de CO2eq. « Concrètement, selon ce rapport, une valeur de 250 €/tonne de CO2eq en 2030 signifie que toute action permettant de réduire les émissions (ou capter et séquestrer de façon définitive) et ayant un coût inférieur à 250 €/tonne de CO2eq fait sens pour la collectivité et doit donc être entreprise. C’est le cas par exemple de nombreuses actions de rénovation thermique des bâtiments. » On pourrait en induire que ce serait vrai dans n’importe quel domaine et y compris en agriculture. A l’horizon 2050 le rapport retient une fourchette comprise entre 600 et 900 €. Attention cependant, la contrainte d’une suppression définitive ne permet pas de prendre ce prix de référence pour des actions qui séquestre du CO2 de façon provisoire. Un calcul d’actualisation serait nécessaire pour apprécier, selon la durée de la séquestration, le prix à retenir pour une pratique en agriculture.

Diverses autres méthodes sont envisageables, éventuellement déjà utilisées, pour capter et séquestrer du CO2. Les rapports du GIEC évoquent notamment la capture, l’utilisation et la séquestration du CO2, en couche géologique profonde Séquestration du dioxyde de carbone (CSC) et la variante qui permet en outre un recyclage du carbone pour diverses utilisations Captage et valorisation du dioxyde de carbone (CCUS), par exemple notamment pour la production de carburant. Ces techniques sont maitrisées en laboratoire et parfois avec des pilotes pré-industriels. Les premiers projets européens à grande échelle seront opérationnels dès 2024 dans les pays de l’Europe du Nord (Norvège, Pays-Bas et Royaume-Uni). Les coûts pour la mise en œuvre de ces techniques varie de 10 à 250 €/tCO2 selon les unités industrielles [5]. Interrogés, les industriels du carbone fossile (pétrole, gaz) situent ces coûts futurs entre €100 et 150/tCO2. Les installations déjà existantes ont des coûts compris entre $60 et 110/tCO2. Des projets prévus pour la fin des années 2020 retiennent des coûts entre $40 et 60/tCO2. L’étude conduite par Energy Transitions Commission Carbon Capture, Utilisation and Storage in the Energy Transition : Vital but Limited fournit notamment les chiffres ci-dessus. Elle imagine toutefois une courbe d’apprentissage pour les coûts complets avec une décroissance des coûts qui évoluerait pour des installations isolées de 130 $/tCO2 en 2020 à 100 $ en 2050 et pour des centres industriels avec regroupement, de 100 $ en 2020 à 80 $ en 2050.

Sans prétendre répondre aux questions qu’appellent les paragraphes précédents, entrons dans une illustration : un coût cible à 150 €/tCO2 retiré définitivement de l’atmosphère à l’horizon de 2050, un taux d’actualisation à 4,5 % par an [6], alors retirer du CO2, même provisoirement, pourrait justifier une rétribution de 55 € pour 10 ans, 90 € pour 20 ans et 103 € pour un retrait jusqu’en 2050 (27 ans). Un retrait d’une tonne par an pendant une durée de 30 ans avec interruption ensuite de la séquestration, par exemple sur un projet d’agroforesterie avec coupe des arbres in fine, pourrait justifier d’un financement de la moitié du coût d’une séquestration définitive.

Retenir aujourd’hui une perspective de coût comprise entre 100 et 150 €/tCO2 supprimée de l’atmosphère de façon définitive paraît raisonnablement prudent et devrait permettre d’effectuer des calculs d’actualisation pour déterminer les coûts acceptables pour des séquestrations agricoles temporaires.

Retour au sommaire

Suggestions

  1. Faire la bibliographie du sujet
  2. Retenir un coût et un horizon cibles pour une capture et séquestration définitive du CO2 quelque soit sa forme.
  3. Retenir le taux d’actualisation qui permettra de calculer la valeur actuelle d’un coût de capture et séquestration définitifs à différentes échéances.
  4. Préciser les itinéraires techniques agricoles et les séquestrations carbones correspondantes en fonction des échéances de l’itinéraire.
  5. Recenser les valorisation attribuables aux éventuels co-bénéfices des pratiques agricoles permettant de séquestrer du carbone à plus ou moins long terme.
  6. Fournir des indications de prix acceptables pour certaines pratiques de séquestration agricole.
  7. En tirer les conclusions sur l’intérêt et les modalités de certaines pratiques à soutenir.
  8. Donner un éclairage sur les investissements collectifs (éventuellement publics) pour réduire les coûts de la capture et séquestration par des pratiques agricoles, notamment établissement de bases de données territoriales et selon les itinéraires techniques nécessaires pour réduire les coûts de certification sur des exploitations agricoles petites et moyennes et sur des projets réduits.

Retour au sommaire


Recevez la lettre-info de Sentiers en indiquant votre adresse électronique :


[1Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture, et des espaces ruraux

[2Au moment de la publication de l’article, une traduction provisoire de la Proposition de RÈGLEMENT DU PARLEMENT EUROPÉEN ET DU CONSEIL, établissant un cadre de certification de l’Union relatif aux absorptions de carbone avait été jointe. Début 2024, il est évidemment préférable de consulter la traduction officielle de la Commission Européenne ici.

[3EU-ETS

[4Une obligation de compensation des émissions de gaz à effet de serre pour les vols nationaux. Le montant de 40 € ressort de l’Arrêté du 26 avril 2022 fixant le pourcentage minimum des réductions d’émissions générés par des projets sur le territoire de l’Union européenne

[5L’état de l’art du CCS et du CCUS : description, coût et contraintes - Pierre-Franck Chevet, François Kalaydjian, Guy Maisonnier -
Dans Annales des Mines - Responsabilité et environnement 2022/1 (N° 105), pages 15 à 20)

[6Le taux d’actualisation de 4,5 %/an est pris dans certains calculs du rapport Quinet sur la valeur de l’action pour le climat.

Un message, un commentaire ?

Forum sur abonnement

Pour participer à ce forum, vous devez vous enregistrer au préalable. Merci d’indiquer ci-dessous l’identifiant personnel qui vous a été fourni. Si vous n’êtes pas enregistré, vous devez vous inscrire.

ConnexionS’inscriremot de passe oublié ?