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Carbon farming
Culture du carbone
Une pratique à développer
jeudi 31 octobre 2024, par
Maîtriser le réchauffement climatique et atteindre les objectifs européens et français d’émission de gaz à effet de serre (GES) mobilisent un ensemble d’actions et de politiques publiques. Parmi celles-ci, nous nous focalisons dans cet article sur la gestion des terres, l’agriculture et la forêt pour absorber et séquestrer du carbone dans la biomasse et les sols. La massification des pratiques agricoles susceptibles de contribuer à la capture et la séquestration du carbone justifierait d’impliquer le plus grand nombre d’agriculteurs et la plus vaste accumulation de surfaces agricoles. Un tel objectif soulève les questions du montant des rémunérations pour ce service environnemental et du coût de la certification des quantités et des durées de séquestration de carbone. L’article qui suit examine ces deux aspects dans la perspective d’un futur règlement cadre européen de certification des absorptions carbone.
La photo de l’article est issu du site Internet de lRD sur « La quinoa en Bolivie, vers une agriculture durable »
Sommaire
- Introduction
- Objet et références précédentes
- Contexte et délimitation
- Favoriser la capture et la séquestration du carbone par l’agriculture
- Repères économiques autour de la capture et séquestration du carbone
- Suggestions et interrogations pour une éventuelle suite
Objet et références précédentes
Une note académique de l’Académie d’Agriculture de France sur « Carbon farming » avait été demandée par le comité éditorial en 2023, à la suite de la séance du 11 janvier 2023 sur « Capture et séquestration de carbone par les agriculteurs — Peut-on et comment les contractualiser, les rétribuer ? ». Ses premières versions n’ont pas passé le cap des relectures qui auraient permis sa publication. Plusieurs réécritures ont été successivement demandées. Les termes de la dernière relecture d’un géologue (mentionnés dans le post sciptum) ont conduit au retrait de la proposition de note. Dès lors, ce projet a été adapté pour la publication du présent article qui, en outre, n’est que l’approfondissement de précédents déjà publiés sur "Sentiers", notamment :
Cultiver le carbone doit trouver ses modalités et financements
Proposition de Règlement du Parlement européen et du Conseil établissant un cadre de certification de l’union pour les absorptions de carbone
D’autres pourraient être mentionnés visant le rôle de la gestion des terres et de la végétation comme outils pour contribuer à réduire la présence de gaz à effet de serre (GES) dans l’atmosphère.
Contexte et délimitation
Réchauffement climatique en cours

En 2024, est-il encore nécessaire de rappeler la réalité des changements climatiques, l’attribution de ce réchauffement aux émissions humaines de GES (gaz à effet de serre), et, au premier chef, aux émissions de CO2 (dioxyde de carbone) notamment issus de la combustion d’énergies fossiles (charbon, pétrole, gaz naturel) et les menaces que ces évolutions font peser sur nous dès à présent et sur les prochaines générations. Le GIEC (Groupe intergouvernemental d’expert sur le climat), sous l’égide de l’ONU (organisation des nations unies), rassemble et synthétise les connaissances scientifiques sur le climat, ses évolutions, l’attribution des causes, les conséquences, les solutions pour limiter ces émissions et les voies d’adaptation, depuis sa création en 1988. Il a été constitué après des travaux qui, dès la seconde moitié du 20ème siècle ont montré l’évolution anormale du climat sous l’effet des activités humaines. Ses premières conclusions ont conduit à la signature de la CCNUCC (convention cadre des Nations unies sur les changements climatiques) au Sommet de la terre de Rio en 1992. Celle-ci dispose dans son article 4 - 1.d :
Toutes les Parties, […] encouragent la gestion rationnelle et soutiennent par leur coopération la conservation et, le cas échéant, le renforcement des puits et réservoirs de tous les gaz à effet de serre (GES) non réglementés par le Protocole de Montréal, notamment la biomasse, les forêts et les océans de même que les autres écosystèmes terrestres, côtiers et marins ».
Lors de la COP 21 (la vingt et unième conférence des parties) à Paris, le 12 décembre 2015, les parties à la CCNUCC ont conclu un accord historique pour lutter contre le changement climatique et pour accélérer et intensifier les actions et les investissements nécessaires à un avenir durable à faible émission de carbone. L’objectif central de l’Accord de Paris est donné dans son article 2 et notamment en :
Contenant l’élévation de la température moyenne de la planète nettement en dessous de 2 °C par rapport aux niveaux préindustriels et en poursuivant l’action menée pour limiter l’élévation des températures à 1,5 °C par rapport aux niveaux préindustriels, étant entendu que cela réduirait sensiblement les risques et les effets des changements climatiques ;
Accomplir la transition nécessaire pour atteindre ces objectifs demandera des efforts et des investissements importants. Au fil de ses travaux, le GIEC a progressivement accordé une attention croissante au rôle et à la gestion des terres émergées avec l’agriculture, les forêts, et les changements d’affectation des sols (AFOLU, selon la terminologie spécialisée) jusqu’à lui consacrer un rapport spécial en 2019, Climate Change and Land. Le Résumé à l’intention des décideurs rappelle en son premier point que :
A1. Les terres constituent la principale base des moyens de subsistance et du bien-être humains, y compris la fourniture d’aliments, d’eau douce et de nombreux autres services écosystémiques, ainsi que de la biodiversité. L’utilisation humaine affecte directement plus de 70% de la surface terrestre libre de glace dans le monde. La terre joue également un rôle important dans le système climatique.
Autre point important, dès le début de ce résumé :
A 3. L’agriculture, la foresterie et les autres utilisations des terres (AFOLU) ont représenté environ 13% des émissions de CO2, 44% du méthane (CH4) et 82% des émissions d’oxyde nitreux (N2O) résultant des activités humaines dans le monde entre 2007 et 2016, représentant 23% des émissions anthropiques nettes totales de GES. La réaction naturelle des sols aux changements environnementaux induits par l’homme a entraîné un puits net d’environ 11,2 GtCO2/an en 2007-2016 (équivalent à 29% des émissions totales de CO2). […] Si l’on inclut les émissions associées aux activités avant et après la production agricole dans le système alimentaire mondial, on estime qu’elles représentent 21 à 37% du total des émissions nettes de GES anthropiques.
Ce même résumé du GIEC souligne que :
B 7. […] Toutes les trajectoires modélisées évaluées qui limitent le réchauffement à 1,5 ° C ou bien en dessous de 2 ° C nécessitent une atténuation s’appuyant sur les terres et un changement d’affectation des sols, la plupart comprenant différentes combinaisons de reboisement, boisement, réduction de la déforestation et bioénergie. […] [1]
Séquestration du carbone dans les terres et la végétation
Qu’évoque le GIEC quand il mentionne les pratiques agricoles, forestières et d’affectation des sols ? Il faut plonger dans le cycle du carbone, un cycle essentiel du vivant. Le carbone est un constituant important de la composition de la Terre. En réalité, plusieurs cycles du carbone se combinent dans des échanges entre divers compartiments de notre planète. C’est le cycle court du carbone qui nous intéresse ici, celui qui traverse notamment tous les êtres vivants :

Contribuer à maîtriser le taux de CO2 atmosphérique
Émerge alors, dans les années 1980-1990, l’idée que la capture et la séquestration du carbone dans la biomasse et la gestion de l’occupation des sols puisse devenir un levier d’influence du taux de CO2 atmosphérique. Constatant qu’une tonne de gaz à effet de serre a le même effet quel que soit l’endroit de la planète où elle est émise, une réduction d’émission aura également le même effet quel que soit l’endroit où elle a lieu. De ce constat simple est née l’idée de la compensation carbone. C’est au producteur d’électricité américain AES Corp. que l’on doit la première mise en pratique de la compensation carbone en 1989. Dès 1991, un premier opérateur de compensation se créé. L’association allemande Primaklima propose des opérations de compensation carbone basées sur des plantations d’arbres.
Malgré l’ignorance des conséquences locales des choix des couvertures végétales et de gestion des sols, ces idées procèdent d’une volonté d’efficacité économique dans les actions en faveur de la maîtrise du CO2 atmosphérique. Les économistes, dans un large consensus, proposent d’introduire un prix du CO2 comme marqueur des externalités négatives des rejets de GES et comme indicateur d’efficacité des efforts (coût) de chacun ou de la société pour réduire ces émissions ou pour absorber et séquestrer du carbone atmosphérique : autrement dit, il est préférable de réaliser les réductions d’émission ou les captures et séquestrations là où elles demandent le moins d’effort (moindre coût).
Choix internationaux et marchés du carbone
La communauté internationale a repris ces orientations. Le Protocole de Kyoto est un accord international signé le 11 décembre 1997 lors de la troisième conférence des parties de la CCNUCC. Il est entré en vigueur en février 2005. Il consacre la préférence internationale en faveur d’une régulation par les quantités d’émissions de GES autorisées (souvent appelés quota) et les quantités retirées de l’atmosphère au détriment d’une régulation par une taxation fixant le prix de l’émission d’une tonne de CO2eq (CO2 équivalent). Dans un tel système, l’efficacité justifie qu’un marché d’échange permette d’orienter les efforts vers les réductions ou les séquestrations les moins coûteuses. Ainsi, le Protocole de Kyoto prévoyait des systèmes d’échanges entre quantités de GES émises et quantités évitées ou séquestrées de façon à optimiser les coûts de lutte contre l’augmentation des GES atmosphériques. Le système d’échange de quotas d’émission de l’UE en est l’exemple le plus important et le plus abouti. Le Protocole de Kyoto avait introduit en outre les MDP (modes de développement propre) et les MOC (mises en œuvre conjointes), permettant des échanges de quota entre pays industrialisés et pays en développement et, à travers ces dispositifs, créant un flux d’aide au développement [2]. Les prix de la tonne de carbone émise ou absorbée (quota d’émission, offset, crédit carbone, etc.) résultent de l’équilibre entre offre et demande sur le marché des quotas autorisés ou des crédits volontaires.
Le Protocole de Kyoto n’a pas eu de suite au-delà de 2012. Cela n’a nullement signifié l’abandon des principes d’efficacité dans la lutte contre l’accumulation de GES dans l’atmosphère et des moyens d’échange qu’il avait institués. Au contraire, l’article 6 de l’Accord de Paris élargit et libéralise les possibilités d’actions concertées entre les Parties pour « relever le niveau d’ambition de leurs mesures d’atténuation et d’adaptation et pour promouvoir le développement durable et l’intégrité environnementale. »
A la suite des premières initiatives et des incitations liées au déploiement du Protocole de Kyoto, un marché de crédits carbone volontaires dans les domaines de l’énergie et des plantations forestières s’est développé. Les réalisations retenues pour générer ces crédits carbone volontaires ont été soumises à des critères et exigences autour des principes suivants : i) additionalité des quantités de carbone séquestrés par rapport à celles déjà éventuellement présentes ou qui se seraient produites sans l’apport des financements des crédits carbone volontaires ; ii) mesurabilité et permanence des émissions évitées ou des quantités retirées de l’atmosphère et séquestrées ; iii) certification dans la durée des émissions évitées ou séquestrées ; iv) unicité des crédits carbone délivrés avec obligation de tenir un registre public des détenteurs et échanges des crédits carbone volontaires. Ces principes sont à présent figés par la CCNUCC et mis en œuvre notamment par les organisations internationales qui gèrent la certification et la tenue des registres publics internationaux de ces crédits, tels que Gold Standard ou VCS pour les plus connus [3]. Toutefois, nous le verrons plus loin, ces principes sont mal adaptés à un déploiement de la séquestration carbone par des pratiques agricoles.
Augmenter le carbone dans les sols
Le carbone organique, celui qui participe du cycle court du carbone illustré par l’image 2 plus haut, est stocké plus dans les sols que dans la végétation elle-même, y compris les arbres et leur tronc. Les volumes à l’échelle mondiale sont de 450 à 650 PgC (milliards de tonnes de carbone) dans la végétation contre 1 500 à 2 400 PgC dans les sols. D’où les recherches pour mieux estimer les possibilités d’augmenter ces dernières quantités. Elles ont justifié « 4 pour 1000 ». « 4 pour mille par an », c’est l’augmentation du stock de carbone des sols qui, en 2015 et à l’échelle mondiale, aurait permis d’absorber la totalité des émissions de gaz carbonique émis chaque année par l’humanité à partir des combustibles fossiles. C’est le programme de recherche international que le ministre de l’agriculture français de l’époque, Stéphane Le Foll, a proposé de lancer lors de la préparation de la COP 21 [4]. Depuis, l’INRAE (Institut national de recherche pour l’agriculture et l’environnement) a précisé les potentialités en 2019 pour : Stocker du carbone dans les sols français [5]. En appuyant ses choix sur la littérature scientifique disponible, l’Institut a focalisé son attention sur les sols agricoles et les potentialités de stockages de carbone supplémentaire recélées par des changements de pratiques agricoles [6]. L’étude compare les divers potentiels identifiés à l’objectif « 4 pour 1000 ». Elle fournit les coûts des changements de pratique correspondants.
Le tableau qui suit rassemble les résultats collectés par l’étude :

De façon contre intuitive, les pratiques forestières ne sont pas susceptibles d’accroître le stockage de carbone davantage que celles déployées aujourd’hui. A l’inverse, la modification de pratiques agricoles recèle des potentiels significatifs de stockage supplémentaire de carbone dans les sols français aussi bien rapportés à l’hectare qu’en cumul sur l’ensemble de la surface agricole utile de notre pays. L’extension des cultures intermédiaires est la pratique agronomique qui détient le plus haut potentiel de stockage supplémentaire à l’échelle du pays avec 2,019 MtC/an (millions de tonnes de carbone par an). En outre, on peut attendre un co-bénéfice de cette pratique avec la capture et l’enrichissement en azote des sols pour les rotations suivantes. Rapporté à l’hectare, le passage à l’agroforesterie intra-parcellaire détient le plus haut potentiel de stockage de carbone avec un volume de 207 kgC/ha/an et un potentiel national de 1,102 MtC/an dans l’horizon 0-30 cm des sols correspondant. Ajoutons que l’agroforesterie intra-parcellaire apporte des co-bénéfices qu’il convient d’apprécier au cas par cas parmi la remonté d’humidité et de sels minéraux des sols profonds vers la surface, une régulation microclimatique de la parcelle, l’apport éventuel d’ombre et de nourriture pour les animaux en cas d’élevage, un accroissement sensible de la biodiversité qui, éventuellement, peut contribuer à de la lutte intégrée contre les ravageurs des cultures, une modification des paysages.

Au total, le potentiel pour l’ensemble des pratiques agricoles permettant un stockage additionnel dans les sols agricoles français est estimé à 5,78 MtC/an (millions de tonnes de carbone par an), soit une augmentation de 1,9‰/an de stockage additionnel de carbone dans les sols correspondants, soit encore plus de 21 MtCO2/an (millions de tonnes de CO2 par an) retirées de l’atmosphère pour le territoire national, soit enfin environ 5 % des émissions nationales qui s’élevaient à 418 MtCO2eq en 2022. La mobilisation du puits de carbone dans les sols français se joue donc par le déploiement de pratiques agricoles qui favorisent ce stockage. Il est probable que des études et travaux similaires conduiraient à des conclusions analogues à l’échelle européenne.
L’étude INRAE sus-mentionnée précise aussi les coûts de chacune des pratiques examinées :

Les cultures intermédiaires permettent en moyenne un stockage à 49 €/tCO2 et l’agroforesterie intra-parcellaire à 82 €/tCO2. Ces montants justifieraient des politiques incitatives comme nous le verrons plus loin.
Favoriser la capture et la séquestration du carbone par l’agriculture
PAC, Label bas carbone, certification
La PAC (politique agricole commune) intègre dès à présent, parmi les mesures agro-environnementales, des incitations et des soutiens pour réduire les émissions de GES et accroître le carbone dans les sols et la biomasse. Peut-on aller plus loin ? De plus en plus d’acteurs économiques (entreprises notamment) sont prêts à contribuer aux objectifs de lutte contre le réchauffement climatique. Il existe déjà des contrats entre des entreprises et des exploitants agricoles notamment pour assurer la protection de bassins versants ou de bassins d’infiltration d’eau. Des rétributions peuvent-elles être mises en place autour de la capture et du stockage du carbone par des pratiques agricoles ? Quelles sécurités, quelles certifications ?
L’État, ministère de la transition écologique, DGEC (direction générale énergie climat), ainsi que d’autre pays de l’Union européenne, souhaite favoriser le financement de projets nationaux de séquestration de carbone avec des ressources nationales. En France, il a développé depuis 2018 le label bas carbone [7]. Dans le domaine agricole, plusieurs référentiels sont déjà approuvés :
• CARBON AGRI — Méthode de suivi des réductions d’émissions en élevages bovins et de grandes cultures conforme au Label Bas Carbone — 9 septembre 2019,
• Grandes cultures,
• Plantation de vergers,
• Méthode haies,
Parallèlement, la Commission européenne a pris la mesure de l’enjeu. En décembre 2021, elle a adopté sa communication sur le cycle durable du carbone comme prévu par la stratégie de la ferme à table [8]. Le 31 janvier 2022, elle a organisé un séminaire sur « Sustainable Carbon Cycles Conference » [9]. Julien de Normandie, en tant que Président du Conseil Agriculture, fixe l’objectif d’atteindre un cadre commun européen pour le carbon farming d’ici la fin de l’année 2022. Le 30 novembre 2022, la Commission européenne a présenté la proposition de règlement européen d’un cadre européen de certification des absorptions carbone. Sans grande surprise, la proposition reprend les critères retenus pour les crédits carbone volontaires, évoqués plus haut, sous la dénomination « QU.A.L.ITY » indiquant comment garantir la QUantification, l’Additionnalité et les niveaux de référence, le stockage à long terme et la durabilité. Heureusement, la proposition reconnait que l’approche de certification pour chaque critère sera différente selon les activités de suppression du carbone. Si la capture et la séquestration de carbone par des pratiques agricoles est effectivement possible, elle est essentiellement provisoire et il semble très difficile pour des projets agricoles de satisfaire l’ensemble des critères exigés pour des crédits carbone volontaires : la durée de séquestration dépend de façon décisive des revenus attendus par les agriculteurs en fonction de leurs choix de spéculation à court et moyen terme ; ainsi, la quantité et la durée d’une telle séquestration dans les sols ou les produits de la biomasse dépendra fortement du différentiel de rémunération dans la durée des pratiques permettant cette séquestration, avec les revenus espérés par des cultures alternatives. Les méthodes de certifications devraient donc être adaptées pour mesurer à moindre coût les pratiques sur les surfaces agricoles dans leurs succession pluriannuelles. Par ailleurs le caractère provisoire et la pérennité incertaine de la séquestration appelleraient des méthodes qui prennent en compte la durée de la séquestration.
Rendre la certification moins coûteuse pour les pratiques agricoles
La méthode de certification pour les crédits carbone volontaires, lorsqu’il s’agit de plantation d’arbres par exemple avec lesquels la séquestration effective est progressive, se fait aujourd’hui projet par projet, sur place, avec déplacements périodiques d’un certificateur, analyses de sols et mesures de biomasse. Pour des pratiques agricoles et pour des surfaces limitées, une telle méthode est trop couteuse. En particulier, elle écarte les projets portant sur de petites surfaces de terres ou de petites exploitations agricoles. Elle est incompatible avec une massification des pratiques par les agriculteurs. D’autres méthodes sont-elles envisageables ? Des mesures de surface depuis le ciel (photos aériennes, drones, satellite), pluri-annuelles, automatisées, complétées par une accumulation de données de terrain (telles que celles que l’INRAE tient à jour sur les analyses de sol en France) et de mesures liées aux divers itinéraires techniques ne fourniraient-elle pas une connaissance statistique sur les quantités de carbone séquestrées à la fois meilleure et moins coûteuse ? La prise en charge des coûts permettant une telle modélisation des quantités de carbone séquestrées ne pourrait-elle être mutualisée et financée par l’UE ou la PAC ?
Rétribuer une séquestration provisoire de carbone
Un tel objectif revient à répondre aux questions :
Est-il possible d’estimer et valoriser l’avantage d’un retard, même limité dans le temps, de la présence d’une quantité donnée de CO2 dans l’atmosphère ?
Peut-on mettre en regard les coûts des pratiques agricoles permettant d’assurer la séquestration correspondante pendant la même durée de temps ?
Ne s’agit-il pas là d’un problème classique de calcul économique avec actualisation pour prendre en compte les décalages temporels ?
Une optimisation économique pourrait-elle aider à structurer le champ de réflexion ? Elle n’en serait pas moins trop simpliste. Les incertitudes concernant les récoltes et les revenus agricoles sont bien trop importantes pour se satisfaire d’un seul outil. Le champ des choix agronomiques ne l’est pas moins surtout en présence de co-bénéfices potentiels (humus et fertilité des sols, enrichissement des sols en azote, utilisation des auxiliaires de protection des cultures par un accroissement des biodiversités, etc.). Toutefois, il existe dès à présent quelques balises sur les prix de la tonne de CO2 et sur les taux d’actualisation.
Repères économiques autour de la capture et séquestration du carbone
Il convient tout d’abord de préciser la terminologie. Les crédits carbone s’appuient souvent sur une unité, la tonne d’équivalent carbone ou tCO2eq. Un crédit carbone de 1 tCO2eq permet de compenser une émission de GES ramenée à un pouvoir de réchauffement équivalent à 1 tonne de CO2 supplémentaire.
Les écarts observés entre les divers crédits carbone, montrent l’immaturité de l’économie du carbone. Seuls existent des marchés limités, régionaux, ou thématiques. Il n’est cependant pas sans intérêt de repérer ces échanges et leurs dynamiques car ils encadrent le domaine dans lequel des projets agricoles de séquestration pourront éventuellement trouver des financements.
Le marché le plus ancien, vaste et mature est sans aucun doute le système d’échange de quotas d’émission de gaz à effet de serre européen [EU-ETS]. Le quota correspond à la réduction d’émission d’une tonne de CO2eq. Depuis 2022 son prix oscille entre 60 et 100 euros.
Un marché d’échange de quota fonctionne également en Californie. Le prix du quota s’y élève environ à 30 dollars.
D’autres marchés similaires sont ou se mettent en place. Il en existe notamment en Chine à plus de 10 $ actuellement. [10]
Des "crédits carbone" ou "carbon offset" avec des critères mentionnés plus haut (additionalité, mesurabilité et permanence, certification des émissions évitées, unicité des crédits carbone délivrés) ont été créés à la fin du 20ème siècle. Ils répondent à une demande des entreprises de "compenser" leurs émissions de gaz à effet de serre résiduelles et de pouvoir communiquer sur une orientation responsable et cohérente avec leurs objectifs de décarbonation. Des marchés internationaux de crédits volontaires se sont ainsi progressivement développés avec un taux de croissance très élevé de l’ordre d’un doublement chaque année actuellement. Ces marchés ont été abondés pendant une période par les dispositifs prévus dans le cadre de l’accord de Kyoto : MDP (modes de développement propre) ou MOC (mise en œuvre conjointe). Leur codification a été renforcée par l’ONU (CCNUCC). Le site Internet de Carbon Credits fournit en temps réel les prix sur ces divers marchés. [11]
La France, ministère de la transition écologique, a développé le LBC (label bas carbone) pour permettre le transfert de financements d’entreprises qui veulent compenser leurs émissions avec des projets situés en France. Dans ce dispositif, les crédits carbone s’appellent des « réductions d’émissions ». Les premiers projets bénéficiant en France de ce LBC commencent à trouver des financements. En outre, une obligation législative impose aux compagnies aériennes de compenser en France et en Europe, les émissions de CO2 émis lors des vols intérieurs. Toutefois, le prix de ces dernières « réductions d’émissions » est limité à 40 €/t de dioxyde de carbone alors même que l’estimation des coûts pour certains projets atteint facilement le double.
Le rapport Quinet établi en 2019 sous l’égide de France Stratégie propose un itinéraire temporel de prix tutélaire pour la suppression d’une tonne de CO2eq. A l’horizon 2030, le prix indiqué dans le rapport est de 250 €/tonne de CO2eq. « Concrètement, selon ce rapport, une valeur de 250 €/tonne de CO2eq en 2030 signifie que toute action permettant de réduire les émissions (ou capter et séquestrer de façon définitive) et ayant un coût inférieur à 250 €/tonne de CO2eq fait sens pour la collectivité et doit donc être entreprise. C’est le cas par exemple de nombreuses actions de rénovation thermique des bâtiments. » On pourrait en déduire que ce serait vrai dans n’importe quel domaine et y compris en agriculture. A l’horizon 2050 le rapport retient une fourchette comprise entre 600 et 900 €. Attention cependant, la contrainte d’une suppression définitive ne permet pas de prendre ce prix de référence pour des actions qui séquestre du CO2 de façon provisoire. Un calcul d’actualisation serait nécessaire pour apprécier, selon la durée de la séquestration, le prix à retenir pour une pratique en agriculture.
La capture et séquestration du carbone existe déjà en dehors des domaines agricole et forestier. Les rapports du GIEC évoquent notamment la capture et la séquestration du CO2, en couche géologique profonde Séquestration du dioxyde de carbone (CSC) ainsi que sa variante qui permet en outre un recyclage du carbone pour diverses utilisations Captage et valorisation du dioxyde de carbone (CCUS), par exemple notamment pour la production de carburant. Le présent article n’a pas l’ambition d’aborder ces sujets au fond qui justifieraient de longs développements. Il se réfère seulement aux avancées connues et aux coûts de ces technologies. Ces techniques sont maitrisées en laboratoire et parfois avec des pilotes pré-industriels. Il était prévu que les premiers projets européens à grande échelle soient opérationnels dès 2024 dans les pays de l’Europe du Nord (Norvège, Pays-Bas et Royaume-Uni). Les coûts pour la mise en œuvre de ces techniques varie de 10 à 250 €/tCO2 selon les unités industrielles [12]. Interrogés, les industriels du carbone fossile (pétrole, gaz) situent ces coûts futurs entre €100 et 150/tCO2. Les installations déjà existantes ont des coûts compris entre $60 et 110/tCO2. L’étude conduite par Energy Transitions Commission, Carbon Capture, Utilisation and Storage in the Energy Transition : Vital but Limited fournit notamment les chiffres ci-dessous. Des projets prévus pour la fin des années 2020 retiennent des coûts entre $40 et 60/tCO2. L’étude imagine toutefois une courbe d’apprentissage pour les coûts complets avec une décroissance des coûts qui évoluerait pour des installations isolées de 130 $/tCO2 en 2020 à 100 $ en 2050 et pour des centres industriels avec regroupement des émissions, de 100 $ en 2020 à 80 $ en 2050.
Sans prétendre répondre aux questions qu’appellent les paragraphes précédents, entrons dans une illustration avec les hypothèses suivantes : un coût cible de 150 € pour un retrait définitif d’une tonne de CO2 de l’atmosphère à l’horizon de 2050 et un taux d’actualisation à 4,5 % par an [13]. Sous ces hypothèses, retirer une tonne de CO2, même provisoirement, pourrait justifier une rétribution de 55 € pour un retrait de 10 ans, 90 € pour 20 ans et 103 € pour un retrait jusqu’en 2050 (27 ans). Un retrait d’une tonne par an pendant une durée de 30 ans avec relargage ensuite du carbone séquestré, par exemple sur un projet d’agroforesterie avec coupe des arbres in fine, pourrait justifier d’un financement de la moitié du coût d’une séquestration définitive soit 75 €/tCO2. Un tel montant permettrait dès à présent de trouver des projets compatibles avec les coûts des pratiques agricoles et agroforestières en France. C’est le cas par exemple de la réalisation de la plantation de haies bocagères par des agriculteurs en Normandie, France – région d’Argentan avec une contribution financière des donateurs de l’association d’intérêt général A Tree For You

Une perspective de coût comprise entre 100 et 150 €/tCO2 supprimée de l’atmosphère de façon définitive à l’horizon 2050 devrait ainsi permettre d’effectuer des calculs d’actualisation pour déterminer les coûts acceptables pour des séquestrations agricoles ou forestières temporaires. L’étude INRAE déjà mentionnée : Stocker du carbone dans les sols français indique par exemple pour des pratiques d’agroforesterie intra parcellaire des quantités comprises entre 1 100 et 1 200 kgCO2eq/ha/an retirés de l’atmosphère, dont près de 400 kg stockés dans le sol. Un tel stockage pourrait donc justifier d’une rémunération autour de 75 €/ha pour une tonne de CO2 retirée chaque année et sur chaque ha pendant une trentaine d’année. De tels montant permettrait largement de rémunérer de telles pratiques agricoles sous réserve d’un coût suffisamment bas de la certification. Cette dernière doit donc rester inférieure à quelques euros/ha/an.
Suggestions et interrogations pour une éventuelle suite
Les considérations qui précèdent conduisent à formuler quelques suggestions pour la suite :
- Faire la bibliographie complète du sujet
- Retenir un coût et un horizon cibles pour une capture et séquestration définitive du CO2 quelle que soit sa forme.
- Retenir le taux d’actualisation qui permettra de calculer la valeur actuelle d’un coût de capture et séquestration définitifs à différentes échéances.
- Préciser les itinéraires techniques agricoles et les séquestrations carbones correspondantes en fonction des échéances de l’itinéraire.
- Recenser les valorisations attribuables aux éventuels co-bénéfices des pratiques agricoles permettant de séquestrer du carbone à plus ou moins long terme.
- Fournir des indications de prix acceptables pour certaines pratiques de séquestration agricole.
- En tirer les conclusions sur l’intérêt et les modalités de certaines pratiques à soutenir.
- Donner un éclairage sur les investissements collectifs (éventuellement publics) pour réduire les coûts de la capture et séquestration par des pratiques agricoles, notamment établissement de bases de données territoriales et selon les itinéraires techniques nécessaires pour réduire les coûts de certification sur les exploitations agricoles petites et moyennes et sur des projets de surface réduite.
Ces suggestions pourraient-elles contribuer à nourrir le travail entamé par la Commission européenne pour élaborer les actes délégués qui complèteront le règlement fixant le cadre européen de certification des absorptions carbone ? L’INRAE, notamment avec ses équipes à Toulouse, et en partenariat avec « planet A », travaille à la création du premier indicateur mondial d’évolution du stock de carbone dans les sols agricoles à partir d’images satellite et ceci à l’échelle de la parcelle. Ces équipes de recherche pourraient-elles proposer des méthodes de certification fiables et peu coûteuses pour la séquestration de carbone par des pratiques agricoles ?
Comme indiqué au début de l’article, les lecteurs curieux et intéressés pourront prendre connaissance des remarques et critiques formulées par un relecteur géologue du projet de note. Il faut en outre remercier de les avoir complétées par une abondante bibliographie.
Recevez la lettre-info de Sentiers en indiquant votre adresse électronique :
[1] Dans son rapport SR15 sur les conséquences d’un réchauffement planétaire de 1,5°C, le GIEC synthétise les voies pour respecter l’Accord de Paris en quatre scénarios qui, tous, exigent une action globale et concertée pour réduire le CO2 atmosphèrique. Voir les schémas de ces scénarios
[2] Ce mode transfert a pu être vu comme la poursuite d’une forme de colonialisme. Le président Lula avait dénoncé à la conférence de Copenhague les industriels du Nord qui choisissent de polluer et se servent de la forêt amazonienne pour compenser...
[3] Le Verified Carbon Standard (VCS) est utilisé par Verra, entreprise privée. Il a fait l’objet d’une critique sévère concernant la réalité d’une grande partie des crédits carbone certifiés. Le Gold Standard est géré par des ONG.
[4] Pour plus de développements voir notamment l’article L’intelligence du vivant pour le climat
[6] L’étude de l’INRAE retient notamment que : « Les écosystèmes forestiers sont caractérisés par des stocks actuellement élevés (81,0 tC/ha), et une tendance à la hausse des stocks (+240 kg C/ha/an en moyenne d’après la bibliographie), en partie explicable par le fait qu’une partie non négligeable des surfaces forestières résulte d’afforestations récentes et n’a pas encore atteint un état d’équilibre. [...] Pour les forêts, l’objectif est de conserver les stocks élevés actuels, et de préserver les pratiques sylvicoles permettant de faire perdurer le stockage tendanciel positif. » et que : « Les écosystèmes prairiaux de longue durée (prairies permanentes) sont également caractérisés par des stocks élevés (84,6 t/ha), et une tendance à un léger stockage (+50 kgC/ha/an d’après la bibliographie). ». Ces considérations ont conduit l’INRAE à centrer son étude sur les sols et pratiques agricoles et spécialement sur ceux susceptibles d’apporter un stockage additionnel de carbone dans les sols par modification de ces pratiques
[7] Le Label bas carbone est créé par Décret n° 2018-1043 du 28 novembre 2018. Les divers textes et décisions dérivés sont accessibles sur le site du MTES consacré au Label bas carbone.
[8] Une page du site Internet de la Commission est réservée au Carbon Farming.
[9] Pour visionner les diverses séquences de Sustainable Carbon Cycles Conference.
[10] Voir notamment Live Carbon Prices Today
[11] Les crédits volontaires « fondés sur la nature » (c’est-à-dire s’appuyant sur des projets de capture par la végétation) sont côtés à moins de 1 $ en mai 2024.
[12] Pierre-Franck Chevet et al. donnent l’état de l’art du CCS et du CCUS, avec les descriptions, les coûts, et les contraintes – dans Les Annales des Mines - Responsabilité et environnement de 2022/1 (N° 105), — pages 15 à 20.
[13] Le coût de 150 €/CO2 semble raisonnablement prudent. Le taux d’actualisation de 4,5 % par an est celui retenu dans le rapport Quinet déjà mentionné plus haut.
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